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LES LIGNES DU MONDE – géographie & littérature(s)

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Pierre SENGES & le nouveau monde

Bientôt, nous accueillons Pierre Senges pour une lecture au musée, alors je me renseigne, pour ne pas dire j’en lis un maximum. J’ai déjà arpenté Fragments de Lichtenberg, parcouru ses Environs et mesures, j’ai emprunté 3 ouvrages à la bibliothèque, posé Etudes de silhouettes sur l’étagère des livres à lire. Je me renseigne donc. Et je m’aperçois que la géographie, les cartes, cela l’intéresse pas mal, l’auteur.

Pour les besoins de la cause (Rabelais / XVIème siècle…) je m’attache à La Réfutation majeure ; qui tend à prouver que le nouveau monde est une imposture. « Ciel nous sommes découverts » dirent les indiens en 1492 ! « Ah non ouf ! nous ne sommes qu’une chimère ! » leur permet d’ajouter ici le confesseur de Charles Quint.

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RABATÉ, PRUDHOMME, BUTOR, GRACQ & le paysage en train

On a une (et quelques autres : Jean Huuuugues Anglade… qui donne son nom au ciné du coin) gloire locale : Pascal Rabaté. Alors forcément on trouve ses BD à la bibliothèque du bourg aux deux châteaux. La semaine dernière j’emprunte Vive la marée, récit passant (on passe d’un personnage à l’autre de case en case, difficile à expliquer). J’y trouve une case de 2 personnages en train d’être en train, vers la mer. L’un, entre pâté et rillettes fait cette réflexion qui me fait écho à Gracq et Butor. J’ai interviouvé Michel Butor il y a quelques années, nous avions parlé de la façon de regarder le paysage en fonction des transports.

Rabate_Prudhomme

Vive la marée (Prudhomme et Rabaté) Lire la suite

Nicolas BOUVIER & l’estrangement

Dans la grande maison au milieu des champs, paysage ouvert justement, et même les gros flocons de neige qui, impromptus -les premiers de la saison pourtant bien avancée-, tombent ; au moment de rendre le livre (accompagné de Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet) je m’aperçois qu’il n’y a aucun billet sur Nicolas Bouvier, pourtant bien fréquenté ! Et j’y relève.

Quand le Japonais en a assez de se sentir à l’étroit dans ses paysages sans horizon, il s’en tire en entrant dans une pomme ou dans une noix.

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Le voyageur se doit d’être un voyant. « Donner à voir » c’est un surréaliste, Desnos ou peut-être Man Ray, qui a dit cela. C’est ce qu’on attend du voyageur ; les gens même qu’il visite exigent qu’il voie mieux qu’eux.

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Ainsi le voyageur écrit pour mesurer une distance qu’il ne connait pas et n’a pas encore franchie. […]

Lorsque le voyageur-arpenteur est parvenu à se débarrasser à la fois de l’attendrissement gobeur et de l’amertume rogneuse que suscite souvent « l’estrangement », et à conserver un lyrisme qui ne soit pas celui de l’exotisme mais celui de la vie, il pourra jalonner cette distance et peut-être, si le cœur est bon, la raccourcir un peu.

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L’engouement systématique ou le dénigrement systématique sont en voyage un grand écueil car le système est fixe et le voyage mobile. Le voyage – intérieur ou extérieur – n’a pas de sens s’il n’est pas justement un chambardement constant des habitudes que l’on avait au départ. Ou un ajustement. On ne voyage pas pour confirmer un système, mais pour en trouver un meilleur, auquel on fera bien d’ailleurs de ne pas adhérer trop longtemps. Ce qui importe c’est le passage.

Nicolas BOUVIER, Le plein et le vide

Portrait de Balzac en géo-graphe (16) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (6)

Les lieux de La Comédie humaine / abrégé de géographie des romans de Balzac

La géographie a son importance dans La Comédie humaine, et Balzac en a bien conscience lorsqu’il annonce, dans l’Avant-propos

J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays. Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses fait.

La géographie de La Comédie humaine est avant tout parisienne puis, en grande partie, a pour support la moitié nord de la France, avec quelques excursions à l’étranger proche (Suisse, Italie, Allemagne, Belgique)

 

Les intrigues se déroulent pour la plupart en France et principalement à Paris. Mais la province est néanmoins essentielle pour la démonstration d’une opposition entre la vie parisienne et la vie provinciale.

L’un des objectifs de La Comédie humaine étant de décrire de manière le plus exhaustive possible la société de la première moitié du XIXè siècle (l’écrivain s’annonce à un moment historien des mœurs), Balzac essaye donc de s’intéresser à tous les espaces qui la compose comment en témoigne les titres de certaines parties : Scènes de la vie parisienne, Scène de la vie de province, Scène de la vie de campagne, Scènes de la vie privée.

Souvent, lorsque Balzac consacre une partie conséquente d’un roman à la province, c’est pour évoquer l’ascension d’un provincial à Paris (on peut citer Illusions perdues ou La Muse du département).

La géographie romanesque Balzac se calque en grande partie sur sa propre géographie. Il nourrit sa connaissance de la province notamment grâce à ses voyages : La Rabouilleuse à Issoudun et Illusions perdues à Angoulême (régions de l’amie Zulma Carraud), La Femme abandonnée et L’Enfant maudit à Bayeux (ville où a habité sa sœur Laure), Béatrix à Guérande, Albert Savarus à Besançon ou encore Le Médecin de campagne à La Grande Chartreuse (autres lieux où il voyage) et la Touraine natale où il séjourne une dizaine de fois à l’âge adulte (Le Lys dans la vallée, La Grenadière, Le Curé de Tours…).

Les œuvres dont les intrigues se déroulent à l’étranger sont, sinon rares, du moins peu nombreuses. La plupart d’entre elles sont classées dans ses Études philosophiques (Massimilla Doni se déroule à Venise, Sarrasine à Rome, L’Élixir de longue vie à Ferrare, L’Auberge rouge en Allemagne, Jésus-Christ en Flandres en Belgique, Albert Savarus en partie en Suisse, Séraphîta en Norvège, El Verdugo en Espagne).

Quant aux très grands voyages, ils ne sont pas complétements oubliés par l’auteur, mais ce sont des voyages hors du livre. Les personnages sortent alors du cadre du récit, et leurs voyages ne sont qu’à peine évoqués.

Si on peut dire que l’écrivain à une connaisssance géographique parfois assez peu précise – « Pour [Balzac], l’Orient est un monde sans délimitation géographique précise ; dans son esprit, « l’Asie et l’Orient se recouvrent largement » [cf P. Citron]. » – on peut néanmoins noter que les personnages de Balzac visitent presque tous les continents

Charles Mignon va à Canton dans Modeste Mignon

Philippe Bridau va à New-York et en Algérie dans La Rabouilleuse

Paul de Manerville à Calcutta, Montriveau en Haute-Egypte et en Afrique centrale (pour suivre les conquêtes napoléoniennes)….

Charles Grandet va à Java dans Eugénie Grandet

Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors à Saint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si la noble et pure figure d’Eugénie l’accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s’il attribua ses premiers succès à la magique influence des voeux et des prières de cette douce fille ; plus tard, les Négresses, les Mûlatresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu’il eut en divers pays effacèrent complétement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé ; mais il reniait sa famille : son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux ; Eugénie n’occupait ni son coeur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la côte d’Afrique, à Lisbonne et aux Etats-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide […]

Eugénie Grandet

Si certains personnages des romans de Balzac font de long voyages, la plupart de ses personnages font des voyages relativement communs dans leurs modes de transports.

Portrait de Balzac en géo-graphe (15) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (5)

Voyages imaginés & imaginaires

Honoré de Balzac écrit souvent sur des lieux qu’il connait, où il est passé. Mais pas que. Dans certains romans il évoque des régions qu’il n’a vraisemblablement fréquenté que dans les dictionnaires, atlas ou par ouïe dire. C’est par exemple le cas de L’Auberge Rouge (1831) et de Séraphîta (1835). Par l’ironie du sort, ce sont ici 2 pays qu’il a approché par la suite. Respectivement l’Allemagne et la Norvège observée depuis le bateau pour Saint-Pétersbourg.

Ces côtes de Norvège, Balzac doit donc les rêver sur la carte :

À voir sur une carte les côtes de la Norvège, quelle imagination ne serait émerveillée de leurs fantasques découpures, longue dentelle de granit où mugissent incessamment les flots de la mer du Nord ? Qui n’a rêvé les majestueux spectacles offerts par ces rivages sans grèves, par cette multitude de criques, d’anses, de petites baies dont aucune ne se ressemble et qui toutes sont des abîmes sans chemins ? Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffaçables hiéroglyphes le symbole de la vie norvégienne, en donnant à ces côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson ? Car la pêche forme le principal commerce et fournit presque toute la nourriture de quelques hommes attachés comme une touffe de lichen à ces arides rochers. Là, sur quatorze degrés de longueur, à peine existe-t-il sept cent mille âmes.

Séraphîta

Il ne les découvre en vrai qu’en 1843.

D’autres lieux de romans ne seront jamais visités par Balzac comme l’Espagne d’El Verdugo (Menda, une ville inventée ?) ou Des Marana (Tarragone).

Dans la bibliographie de Balzac, un ouvrage plus particulièrement fait figure d’hapax : Voyage de Paris à Java (1832). Voyage imaginaire, car Balzac n’est bien entendu jamais allée à Java.

Je me suis laissé aller à mes fantaisies. J’ai vu tout en amateur et en poète. Il serait possible que j’eusse jugé les Javanaises comme cet Anglais jugea les femmes de Blois, d’après un seul échantillon. Mais si je mens, c’est de la meilleure foi du monde.

Pour se saisir de l’idée, du texte, il écoute, en décembre 1831 chez son amie Zulma Carraud – à Angoulême, un commissaire aux poudres (Monsieur Grand-Besançon) raconter ses aventures javanaises.

Dans ce Voyage de Paris à Java, qui évoque plus une Java imaginaire que le voyage-déplacement pour s’y rendre, “plus qu’à la visite d’une île, Balzac nous invite […] à découvrir les territoires qui peuplent son imaginaire.” (P. Citron). Tout commence en Touraine, lorsque le narrateur fait se rejoindre Inde et Indre :

Un jour, en novembre 1831, au sein d’une des plus belles vallées de Touraine, où j’avais été pour me guérir de mon idée fixe, et par une ravissante soirée où notre ciel avait la pureté des ciels italiens, je revenais, gai comme un pinson, du petit castel de Méré, jadis possédé par Tristan, lorsque je fus arrêté soudain, à la hauteur du vieux château de Valesne, par le fantôme du Gange, qui se dressa devant moi !… Les eaux de l’Indre s’étaient transformées en celle de ce vaste fleuve indien. Je pris un vieux saule pour un crocodile, et les masses de Saché pour les élégantes et sveltes constructions de l’Asie… Il y avait un commencement de folie à dénaturer ainsi les belles choses de mon pays : il fallait y mettre ordre.

L’Orient est à la mode à cette époque. Il y a ceux qui font le voyage et ceux qui rêvent le voyage. Balzac fait partie des seconds, avec une géographie confuse. “Pour [Balzac], l’Orient est un monde sans délimitation géographique précise ; dans son esprit, “ l’Asie et l’Orient se recouvrent largement ” [P. Citron]. ” Il nourrit son imaginaire de lectures, il fait notamment un compte-rendu du livre d’Auguste Borget intitulé La Chine et les chinois. Il en résulte des lieux communs et caricatures que l’on retrouve dans le Voyage de Paris à Java.

Portrait de Balzac en géo-graphe (14) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (4)

Des lieux d’après des voyages réels

Balzac ne voyage que peu pour les besoins de ses romans. Il fait quelques très rares voyages de reconnaissance de terrain. Nous pouvons citer son premier roman qu’il a écrit sous le nom de Balzac : Les Chouans. Balzac se rend alors à Fougères, chez le Général de Pommereul, à l’automne 1828, pour travailler à ce roman dont le titre de l’édition originale est un peu à rallonge : Le Dernier chouan ou la Bretagne en 1800.

Relevons aussi qu’à l’été 1842, il se rend à Arcis sur Aube pour prendre des renseignements en vue de la rédaction du Député d’Arcis. Les voilà, principalement, ses voyages d’études.

De Pont-de-Ruan à La Grande Chatreuse

Plus souvent, c’est l’étude qui suit le voyage. Balzac voyage à Guérande, puis trouve cela bien d’y situer Béatrix. Il se souvient aussi du Croisic pour Un drame au bord de la mer. Ou encore la première version du Médecin de campagne (paru en 1833) –s’intitulant alors Une Scène de village– qui doit se dérouler en Touraine, aux environs de Pont de Ruan :

J’avais entrepris d’aller à pied de Tours à Saché, vieux reste de château, qui se recommande chaque année à ma mémoire par des souvenirs d’enfance et d’amitié, mais la chaleur était si forte, le sol si brûlant, que, malgré ma volonté de faire le chemin d’une seule traite, par gageur avec moi-même, je fus forcé de m’arrêter à Pont-de-Ruan, vers dix heures et demie, au moment où les gens de la campagne, endimanchés, allaient à la messe. J’avais bien peu de chances de trouver une ménagère au logis ; et dans cette heure de soif suprême, j’eusse payé cher une tasse de lait froid. […]

épreuve corrigée datée de 1831

Balzac ayant fait le voyage en Dauphiné y transpose l’action de son roman, du côté de la Grande Chartreuse.

Venise

On peut aussi imaginer que le voyage d’Italie de 1837 a pu être utile à Balzac pour la rédaction de son roman Massimilia Doni (à partir de 1837).

Venise est le lieu principal de cette histoire. Balzac évoque, dès les premières lignes, la ville comme un :

[…] débris de la Rome impériale et chrétienne qui se plongea dans les eaux pour échapper aux Barbares […].

Il rappelle aussi que tout a été dit, et qu’il ne veut pas recommencer (égratignant au passage les voyageurs et leurs récits) :

Destinées à justifier l’étrangeté des personnages en action dans cette histoire, ces réflexions n’iront pas plus loin, car il n’est rien de plus insupportable que les redites de ceux qui parlent de Venise après tant de grands poètes et tant de petits voyageurs.

Mais Balzac n’a pas été conquis immédiatement par cette ville :

Nous sommes arrivés ici ce matin, mon compagnon de voyage et moi, escortés par une pluie à verse qui ne nous avait pas quittés depuis Vérone, en sorte qu’il était difficile que je ne visse pas Venise sortant des eaux. Si vous me permettez d’être sincère et si vous voulez ne montrer ma lettre à personne, je vous avouerai que sans fatuité ni dédain, je n’ai pas reçu de Venise l’impression que j’en attendais, et ce n’est pas faute d’admirer des tas de pierres et les œuvres humaines, car j’ai le plus saint respect pour l’art ; […]. Puis, j’avais tant vu de marbres sur le Dôme que je n’avais plus faim des marbres de Venise. Les marbres de Venise sont une vieille femme qui a dû être belle et qui a joui de tous ses avantages, […]. Enfin, la pluie mettait sur Venise un manteau gris qui pouvait être poétique pour cette pauvre fille qui craque de tous côtés et qui s’enfonce d’heure en heure dans la tombe, mais il était très peu agréable pour un Parisien qui jouit, les deux tiers de l’année, de cette mante de brouillards et de cette tunique de pluie. Il est un point qui me ravit, c’est le silence de cette moribonde, et cela seul me ferait aimer l’habitation de Venise et va à mes secrètes inclinations, qui, malgré les apparences, tendent à la mélancolie…

lettre à C. Maffei, 1837

Impression qu’il ne tient pas longtemps, puisqu’écrivant 5 jours après ceci à la même Contessina :

Cara Contessina, j’ai tout à fait changé d’opinion sur la belle Venise que je trouve tout-à-fait digne de son nom. Depuis jeudi jusqu’à aujourd’hui que le temps menace de se brouiller et de me rendre pour mon retour l’horrible pluie que j’ai eue pour venir, nous avons eu le vrai soleil de l’Italie et le plus beau ciel du monde […].

lettre à C. Maffei, 1837

 

Le Lac des Quatre-Cantons

La Suisse est une running-destination pour Balzac ; un point d’arrivée ou passage régulièrement emprunté pour aller vers l’Italie. Dans le déjà cité Albert Savarus, une histoire dans l’histoire (qui elle a pour cadre Besançon) se déroule sur les rives du lac des Quatre-Cantons.

Ce lac des Quatre-Cantons, Balzac y passe en 1837. Albert Savarus parait en 1842.

Cela commence comme un récit de voyage, mais voyage pour mieux s’arrêter dans un endroit où va se dérouler l’histoire.

En 1823, deux jeunes gens qui s’étaient donné pour thème de voyage de parcourir la Suisse, partirent de Lucerne par une belle matinée du mois de juillet, sur un bateau que conduisaient trois rameurs, et allaient à Fluelen en se promettant de s’arrêter sur le lac des Quatre-Cantons à tous les lieux célèbres. Les paysages qui de Lucerne à Fluelen environnent les eaux, présentent toutes les combinaisons que l’imagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et à la verdure, aux arbres et aux torrents. C’est tantôt d’austères solitudes et de gracieux promontoires, des vallées coquettes et fraîches, des forêts placées comme un panache sur le granit taillé droit, des baies solitaires et fraîches qui s’ouvrent, des vallées dont les trésors apparaissent embellies par le lointain des rêves.

En passant devant le charmant bourg de Gersau, l’un des deux amis regarda longtemps une maison en bois qui paraissait construite depuis peu de temps, entourée d’un palis, assise sur un promontoire et presque baignée par les eaux. Quand le bateau passa devant, une tête de femme s’éleva du fond de la chambre qui se trouvait au dernier étage de cette maison, pour jouir de l’effet du bateau sur le lac. L’un des jeunes gens reçut le coup d’oeil jeté très indifféremment par l’inconnue.

Albert Savarus

Portrait de Balzac en géo-graphe (13) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (3)

Les modes de transports en communs dans La Comédie humaine

En diligence

À l’époque, le moyen de transport commun, pour les longues distances, est encore la diligence. Fatigant, Balzac le fait remarquer dans sa correspondance

Ma chère mère, je suis arrivé à bon port, mais horriblement fatigué. L’on demandait les passeports à tous les endroits où il y avait de la gendarmerie. Aujourd’hui, je suis reposé ; cependant, je me sens encore quelques contusions, principalement au bras gauche, il y a certains mouvements qu’il m’est impossible de faire. Mais enfin, je suis ici, bien reposé maintenant ; deux jours ont à peine suffi.

lettre à sa mère, Saché, 10 juin [1832]

Le déplacement en voiture à cheval est fréquent dans les romans de Balzac. Même s’il n’est pas forcément détaillé.

Un cas de voyage de ce type est curieusement utilisé et réutilisé. Dans La Rabouilleuse (où l’on se déplace pas mal entre Paris et Issoudun) Balzac fait dire ceci à l’un de ses personnages, peintre en devenir

— Malheureusement je ne suis encore connu que des peintres. Je suis appuyé par Schinner qui doit me procurer des travaux au château de Presles où j’irai vers octobre faire des arabesques, des encadrements, des ornements très bien payés par le comte de Sérizy.

Ce trajet, qui tient en une ligne de projection ici, fait l’objet d’un roman-diligence, plutôt important en taille : Un début dans la vie. Ce texte est un des rares récits de voyages (petit voyage de quelques dizaines de kilomètres), mais romancé, de Balzac (notons l’autre –court- roman-diligence Le Message. Et encore, ce qui importe n’est pas ce que les voyageurs peuvent apercevoir par la fenêtre mais bien le drame-mascarade qui se déroule dans la voiture. Balzac en profite pour expliquer comment fonctionnent ces diligences

La voiture à Pierrotin et celle de son camarade desservaient Stors, le Val, Parmain, Champagne, Mours, Prérolles, Nogent, Nerville et Maffliers. Pierrotin était si connu, que les habitants de Monsoult, de Moisselles et de Saint-Brice, quoique situés sur la grande route, se servaient de sa voiture, où la chance d’avoir une place se rencontrait plus souvent que dans les diligences de Beaumont, toujours pleines. Pierrotin faisait bon ménage avec sa concurrence. Quand Pierrotin partait de l’Isle-Adam, son camarade revenait de Paris, et vice versâ. Il est inutile de parler du concurrent, Pierrotin avait les sympathies du pays. Des deux messagers, il est d’ailleurs le seul en scène dans cette véridique histoire. Qu’il vous suffise donc de savoir que les deux voituriers vivaient en bonne intelligence, se faisant une loyale guerre, et se disputant les habitants par de bons procédés. Ils avaient à Paris, par économie, la même cour, le même hôtel, la même écurie, le même hangar, le même bureau, le même employé. Ce détail dit assez que Pierrotin et son adversaire étaient, selon l’expression du peuple, de bonnes pâtes d’hommes.

Cet hôtel, situé précisément à l’angle de la rue d’Enghien, existe encore, et se nomme le Lion-d’Argent. Le propriétaire de cet établissement destiné, depuis un temps immémorial, à loger des messagers, exploitait lui-même une entreprise de voitures pour Dammartin si solidement établie que les Touchard, ses voisins, dont les Petites-Messageries sont en face, ne songeaient point à lancer de voiture sur cette ligne.

Quoique les départs pour l’Isle-Adam dussent avoir lieu à heure fixe, Pierrotin et son co-messager pratiquaient à cet égard une indulgence qui leur conciliait l’affection des gens du pays, et leur valait de fortes remontrances de la part des étrangers, habitués à la régularité des grands établissements publics ; mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence, moitié coucou, trouvaient toujours des défenseurs parmi leurs habitués. Le soir, le départ de quatre heures traînait jusqu’à quatre heures et demie, et celui du matin, quoique indiqué pour huit heures, n’avait jamais lieu avant neuf heures. Ce système était d’ailleurs excessivement élastique. En été, temps d’or pour les messagers, la loi des départs, rigoureuse envers les inconnus, ne pliait que pour les gens du pays. Cette méthode offrait à Pierrotin la possibilité d’empocher le prix de deux places pour une, quand un habitant du pays venait de bonne heure demander une place appartenant à un oiseau de passage qui, par malheur, était en retard. Cette élasticité ne trouverait certes pas grâce aux yeux des puristes en morale ; mais Pierrotin et son collègue la justifiaient par la dureté des temps, par leurs pertes pendant la saison d’hiver, par la nécessité d’avoir bientôt de meilleures voitures, et enfin par l’exacte observation de la loi écrite sur des bulletins dont les exemplaires excessivement rares ne se donnaient qu’aux voyageurs de passage assez obstinés pour en exiger.

Un début dans la vie

Il arrive aussi à notre écrivain de profiter du déplacement de certains de ses personnages pour émettre des appréciations sur le réseau routier et une certaine géopolitique de l’époque

La décadence d’Issoudun s’explique donc par l’esprit d’immobilisme poussé jusqu’à l’ineptie et qu’un seul fait fera comprendre. Quand on s’occupa de la route de Paris à Toulouse, il était naturel de la diriger de Vierzon sur Châteauroux, par Issoudun. La route eût été plus courte qu’en la dirigeant, comme elle l’est, par Vatan. Mais les notabilités du pays et le conseil municipal d’Issoudun, dont la délibération existe, dit-on, demandèrent la direction par Vatan, en objectant que, si la grande route traversait leur ville, les vivres augmenteraient de prix, et que l’on serait exposé à payer les poulets trente sous. On ne trouve l’analogue d’un pareil acte que dans les contrées les plus sauvages de la Sardaigne, pays si peuplé, si riche autrefois, aujourd’hui si désert.

La Rabouilleuse

En bateau

Quasiment exhaustif dans les moyens de transport, Balzac utilise aussi le bateau pour véhiculer ses personnages. Des petits bateaux, la toue pour franchir  l’Indre (encore Le Lys dans la vallée),

– une promenade en barque dans Albert Savarus (cela se déroule en Suisse)

Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce promontoire, il alla jusqu’à Brünnen, à Schwitz, et revint à la nuit tombante.

– des bateaux un peu plus grands dans Jésus-Christ en Flandre.

La barque qui servait à passer les voyageurs de l’île de Cadzant à Ostende allait quitter le rivage. Avant de détacher la chaîne de fer qui retenait sa chaloupe à une pierre de la petite jetée où l’on s’embarquait, le patron donna du cor à plusieurs reprises, afin d’appeler les retardataires, car ce voyage était son dernier. La nuit approchait, les derniers feux du soleil couchant permettaient à peine d’apercevoir les côtes de Flandre et de distinguer dans l’île les passagers attardés, errant soit le long des murs en terre dont les champs étaient environnés, soit parmi les hauts joncs des marais. (Jésus-Christ en Flandre)

On sait que Balzac passe en Belgique au moins 2 fois. Il n’en reste que peu de chose dans ses lettres, des évocations succinctes souvent liée à ce petit roman, finalement seul écrit conséquent sur cette région.

– de vrais transporteurs sur le fleuve Loire, à l’époque navigable et vecteur de communication encore emprunté. Balzac lui-même descend la Loire avec Madame de Berny lors de l’été 1830.

Figurez- vous ensuite que j’ai fait le plus poétique voyage qui soit possible en France ! Aller d’ici au fond de la Bretagne, à la mer, par eau, pas cher, trois ou quatre sous par lieue, en passant par les plus riantes rives du monde ; je sentais mes pensées grandir avec ce fleuve, qui, près de la mer, devient immense. Oh ! mener une vie de Mohican, courir sur les rochers, nager en mer, respirer en plein air le soleil ! Oh ! que j’ai conçu le sauvage ! Oh ! que j’ai admirablement compris les corsaires, les aventuriers, les vies d’opposition; et là, je médisais : « La vie, c’est du courage, de bonnes carabines, l’art de se diriger en pleine mer et la haine de l’homme (de l’Anglais par exemple) « Oh I trente gaillards qui s’entendraient… et mettraient bas les préjugés comme M. Kernock ».

lettre à Victor Ratier, La Grenadière, 21 juillet 1830

Ils vont de Tours au Croisic, visitant au passage Batz-sur-mer et Guérande ; ces visites procurent à Balzac de la matière pour certains romans comme  Béatrix (Guérande) et Un Drame au bord de la mer (Le Croisic / Batz-sur-Mer).

Le voyage en bateau peut être encore dangeureux. Quelques accidents de chaudières marquent les esprits, notamment celui de Balzac puisqu’à la toute fin d’Albert Savarus, un personnage, Mademoiselle de Watteville, subit une expolsion similaire

Par un de ces hasards auxquels le vieil abbé de Grancey avait fait allusion, elle se trouva sur la Loire dans le bateau à vapeur dont la chaudière fit explosion. Mademoiselle de Watteville fut si cruellement maltraitée qu’elle a perdu le bras et la jambe gauche ; son visage porte d’affreuses cicatrices qui la privent de sa beauté ; sa santé soumise à des troubles horribles lui laisse peu de jours sans souffrance.

Toutefois, ce moyen de transport, maritime ou fluvial est rarement développé dans La Comédie humaine.

En train

Le train est lui aussi peu utilisé par les personnages de Balzac. C’est un moyen de transports qui apparaît à peine, mais se développe fortement en France dans les années 1840. La ligne Paris-Tours est inaugurée, pour son tronçon depuis Orléans, en 1846. Balzac peut alors faire le trajet de chez lui à la Touraine en 6 heures environ. Il ne profite que de ce confort que lors de ses derniers séjours en Touraine.

Balzac pressant donc (on l’a vu plus haut) les changements que va apporter ce nouveau moyen de transport. Il semble dire qu’on ne voyage pas avec la même volubilité en train qu’en diligence

J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.

Petites Misères de la vie conjugale

Si ses personnages ne prennent que très peu le train, cette révolution est évoquée dans le roman Un Début dans la vie

Les chemins de fer, dans un avenir aujourd’hui peu éloigné, doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. Aussi, bientôt les personnes et les choses qui sont les éléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d’un travail d’archéologie. Nos neveux ne seront-ils pas enchantés de connaître le matériel social d’une époque qu’ils nommeront le vieux temps ? Ainsi les pittoresques coucous qui stationnaient sur la place de la Concorde en encombrant le Cours-la-Reine, les coucous si florissants pendant un siècle, si nombreux encore en 1830, n’existent plus ; et, par la plus attrayante solennité champêtre, à peine en aperçoit-on un sur la route en 1842.

Un début dans la vie

Portrait de Balzac en géo-graphe (12) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (2)

La Province, ou les modes de transports dans La Comédie humaine : A pied et à cheval

Au-delà de la Touraine, c’est une grande partie de la province française qui est présente dans les romans de Balzac. D’ailleurs notre écrivain intitule une des parties de sa Comédie humaine Scènes de la vie de province. Mais certains romans d’autres parties se déroulent aussi dans cet espace entre capitale et frontières (voir encadré Rose des romans). La province présentée par Balzac dans son œuvre est principalement située dans la moitié nord de la France.

Si, pour la plupart des romans, l’action se déroule dans un lieu défini, le déplacement des personnages est assez fréquent, à un moment ou un autre de l’histoire. Bien souvent, néanmoins, ce déplacement est assez peu décrit.

Lorsqu’ils se déplacent, les personnages de Balzac vont à pied, à cheval (parfois) ou en calèche. Et parfois même en train (mais c’est assez rare, le train ne se développant en France qu’à partir des années 1840). “L’univers romanesque de Balzac constitue toutefois un véritable répertoire des façons de voyager, des différents types de véhicules, des tarifs, des endroits où faire étape et prendre du repos et des repas, des diverses échelles de déplacements” nous précise Nicole Mozet[i].

Rose des romans de Balzac

 Dans les Scènes de la vie de province : Proche Paris : Ursule Mirouët à Nemours, Pierrette à Provins ; Centre : Eugénie Grandet à Saumur ; La Muse du département et La Rabouilleuse dans la Berry ; Le Lys dans la vallée, L’illustre Gaudissart et Le Curé de Tours en Touraine ; Sud-Ouest : Illusions perdues à Angoulême….

Quelques romans provinciaux des autres parties de La Comédie humaine : Est : Albert Savarus à Besançon ; Ouest : Modeste Mignon ou L’enfant maudit en Normandie, Béatrix, ou Un drame au bord de la mer en Bretagne….

 

 À Pied

Certains personnages de Balzac font de conséquents voyages à pied, plusieurs dizaines de kilomètres. Félix de Vandenesse, disons, dans Le Lys dans la vallée parcourt ainsi les 25 kilomètres entre Tours et Saché, décrivant sur plusieurs dizaines de lignes les paysages qu’il traverse (voir la citation plus haut).

À la fin d’Illusions perdues, c’est Lucien de Rubempré qui marche, du côté d’Angoulême. Moment important pour le personnage, puisqu’il va rencontrer Vautrin, l’amateur de jeunes hommes à façonner.

Il parvint bientôt au pied d’une de ces côtes qui se rencontrent si fréquemment sur les routes de France, et surtout entre Angoulême et Poitiers. La diligence de Bordeaux à Paris venait avec rapidité, les voyageurs allaient sans doute en descendre pour monter cette longue côte à pied. Lucien, qui ne voulut pas se laisser voir, se jeta dans un petit chemin creux et se mit à cueillir des fleurs dans une vigne.

Illusions perdues

À cheval

Dans cette époque d’avant les moteurs, on se déplace forcément à cheval. Le déjà cité Félix de Vandenesse ou Lady Dudley chevauchent dans Le Lys dans la vallée.

Félix de Vandenesse :

Quand je me trouvai seul à Tours, il me prit après le dîner une de ces rages inexpliquées que l’on n’éprouve qu’au jeune âge. Je louai un cheval et franchis en cinq quarts d’heure la distance entre Tours et Pont-de-Ruan. Là, honteux de montrer ma folie, je courus à pied dans le chemin, et j’arrivai comme un espion, à pas de loup, sous la terrasse. La comtesse n’y était pas, j’imaginai qu’elle souffrait ; j’avais gardé la clef de la petite porte, j’entrai ; elle descendait en ce moment le perron avec ses deux enfants pour venir respirer, triste et lente, la douce mélancolie empreinte sur ce paysage, au coucher du soleil.

Lady Dudley :

Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluie recommença. A moitié des landes, j’entendis les aboiements du chien favori d’Arabelle ; un cheval s’élança tout à coup de dessous une truisse de chêne, franchit d’un bond le chemin, sauta le fossé creusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrains respectifs dans ces friches que l’on croyait susceptibles de culture, et lady Dudley s’alla placer dans la lande pour voir passer la calèche.

Une belle promenade, au tout début du Médecin de campagne, emmène Genestat à travers les paysages du massif de la Grande chartreuse

En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges, arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantôt la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à l’œil pendant toutes les saisons ; tantôt un moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées qu’inspire une misère laborieuse ; plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux ; puis au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques s’élèvent tapissées de sapins à noir feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives senteurs de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze, des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmi les rochers en en voilant, en en découvrant tour à tour les cimes grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleux flocons s’y déchiraient. A tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saison où tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’était un beau pays, c’était la France !

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire et ses gants de daim, si les pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, n’eussent indiqué le militaire, sa figure brune marquée de petite-vérole, mais régulière et empreinte d’une insouciance apparente, ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de sa tête, tout aurait trahi ces habitudes régimentaires qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. Tout autre se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si riante au lieu où elle se fond dans les grands bassins de la France ; mais l’officier, qui sans doute avait parcouru les pays où les armées françaises furent emportées par les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraître surpris de ces accidents multipliés.

Le Médecin de campagne

Le rythme du pas de cheval est adéquat à celui de la description. Prendre le temps de voir, accélérer un peu ou s’arrêter si besoin. Ce que ne permettent pas forcément les transports en commun.

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[i] Introduction in Balzac voyageur, 2004

Portrait de Balzac en géo-graphe (9) : ZOOM : vingt-trois villes qui sont sacrées

Balzac a donc voyagé, un peu ; ce ne fut pas ce qu’on appelle un grand voyageur, mais il a traversé, nous l’avons vu, plusieurs fois l’Europe. Pour rejoindre Mme Hanska à Saint-Pétersbourg, pour rejoindre Mme Hanska chez elle, en Ukraine (la Pologne à l’époque), à Wierzchownia. Cette Mme Hanska fit voyager Balzac ; ils se retrouvèrent à Genève, à Vienne, à Dresde. Un autre voyage, une mascarade plutôt, fut aussi dû à une femme, la comtesse de Guibodoni-Visconti, une anglaise mariée à un italien ; pour elle, il alla régler quelques affaires dans la botte, il partit avec une femme déguisée en homme, en page ; mais ce déguisement n’abusa personne, et la supercherie fit parler ; par ailleurs, la femme en question fut ravie qu’on la prenne pour George Sand.

Balzac écrivit une lettre à Mme Hanska, sa polonaise, sujette russe, habitant dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine, une lettre donc où

Il y a pour moi, mon chéri lplp., vingt-trois villes qui sont sacrées et que voici : Neufchâtel, Genève, Vienne, Pétersbourg, Dresde, Cannstadt, Carlsruhe, Strasbourg, Passy, Fontainebleau, Orléans, Bourges, Tours, Blois, Paris, Rotterdam, La Haye, Anvers, Bruxelles, Baden, Lyon, Toulon, Naples, je ne sais pas ce qu’elles sont pour vous, mais pour moi c’est quand l’un de ces noms vient dans ma pensée comme si un Chopin touchait une touche de piano ; le marteau réveille des sons qui vibrent dans mon âme, et il s’éveille tout un long poème.

lettre à Mme Hanska, 12 déc. 1845

Liste hétéroclite, des plus grandes cités d’Europe aux petites villes de province, où Passy côtoie Pétersbourg, où Toulon côtoie Naples. On remarquera un centre, le Bassin parisien de l’île de France où il habite et de sa Touraine natale ; on relèvera une direction principale vers le Nord-Est, l’Allemagne, la Russie, les Pays-Bas ; on notera une timide direction vers le Sud et l’Italie, quelques passage par la Suisse.

Liste hétéroclite où Neuchâtel est « un lys blanc », Genève « une ardeur de rêve », Pétersbourg « le salon bleu de la Neva », Dresde « la misère dans le bonheur », Strasbourg « l’amour savant », Orléans Tours, Bourges et Blois « sont des concertos », Paris, Rotterdam, La Haye, Anvers « sont des fleurs d’automne » etc…

Liste hétéroclite de villes vues. Parce que Balzac a aussi écrit sur ce qu’il n’a pas forcément vu. Ses romans sont pleins d’images, de visions, de clichés sur les peuples d’Europe et de plus loin.

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