Au début de la lecture, Les Choses, aussi agréable et intéressante soit-elle, je ne pensais pas trouver matière à géographie. C’était donc oublier que la géographie est partout. Au fil des pages, c’est l’idée d’espace vécu qui se fait de plus en plus présente. On sort de l’appart, on aborde le quartier, l’espace du quotidien, on fuit le quotidien pour un autre quotidien.
L’espace de l’appartement, résonance d’Espèce d’espace.
il leur fallut longtemps pour s’apercevoir que les fonctions les plus banales de la vie de tous les jours – dormir, manger, lire, bavarder, se laver – exigeaient chacune un espace spécifique,
L’espace en spirale centrifuge.
Ils laissaient derrière eux le Treizième tout proche, dont ils ne connaissaient guère que l’avenue des Gobelins, à cause de ses quatre cinémas, évitaient la sinistre rue Cuvier, qui ne les eût conduits qu’aux abords plus sinistres encore de la gare d’Austerlitz, et empruntaient, presque invariablement, la rue Monge, puis la rue des Ecoles, gagnaient Saint-Michel, Saint-Germain, et, de là, selon les jours ou les saisons, le Palais-Royal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin, la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg.
Oublier Paris, voir la campagne du haut d’un château d’eau.
Du sommet du château d’eau, ils voyaient la ferme tout entière, enserrant sur ses quatre côtés la grande cour pavée, avec ses deux portails en ogive, la basse-cour, la porcherie, le potager, le verger, la route bordée de platanes qui menait à la Nationale et, tout autour, à l’infini, les grandes stries jaunes des champs de blé, les futaies, les taillis, les pacages, les traces noires, rectilignes, des routes, sur lesquelles, parfois, filait le scintillement d’une voiture, et la ligne sinueuse des peupliers longeant une rivière encaissée, presque invisible, se perdant à l’horizon vers des collines brumeuses.
Entrer dans la carte.
ils voyaient, en face d’eux, à côté d’un râtelier d’armes où s’étageaient les crosses patinées et les canons brillants de graisse de cinq fusils de chasse, le puzzle bariolé du cadastre, au centre duquel ils reconnaissaient, presque sans surprise, le quadrilatère presque achevé de la ferme, le liséré gris de la petite route, les petits points en quinconce des platanes, les traits plus marqués des nationales. Et plus tard encore, ils étaient eux-mêmes sur cette petite route grise bordée de platanes. Ils étaient ce petit point scintillant sur la longue route noire. Ils étaient un petit îlot de pauvreté sur la grande mer d’abondance. Ils regardaient autour d’eux les grands champs jaunes avec les petites taches rouges des coquelicots. Ils se sentaient écrasés.
Espace vécu, en Tunisie.
On faisait le tour de la ville européenne en un petit peu plus d’un quart d’heure. De l’immeuble qu’ils habitaient, le Collège technique était à trois minutes, le marché à deux, le restaurant où ils prenaient tous leurs repas à cinq, le Café de la Régence à six, de même que la banque, que la bibliothèque municipale, que six des sept cinémas de la ville. La poste et la gare, et la station des voitures de louage pour Tunis ou Gabès étaient à moins de dix minutes et constituaient les limites extrêmes de ce qu’il était suffisant de connaître pour vivre à Sfax.
Mais espace superficiellement vécu.
mais parce qu’ils n’étaient justement que des promeneurs, ils y restèrent toujours étrangers.
Mais espace qu’ils refusaient de transformer en vécu.
un monde qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne cherchaient pas à comprendre, car jamais, dans leur vie passée, ils ne s’étaient préparés à devoir un jour s’adapter, se transformer, se modeler sur un paysage, un climat, un mode de vie […].
Georges PEREC, Les Choses