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LES LIGNES DU MONDE – géographie & littérature(s)

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espace vécu

Virginie GAUTIER & le sentiment géographique 4 : Le lac, c’est le contraire d’une île

Il y a quelques mois-1an, Virginie Gautier m’a invité dans le cadre de sa résidence à Grand Lieu (44). J’ai, à cette occasion, composé un texte sur la dimension géographique de ses différents livres. Nous nous sommes promené sous la pluie, avons vu le lieu, avons discuté, regardé des dessins. J’ai essayé de copier ses dessins, ses lignes du monde, lignes-forces du paysage ; je n’y suis pas arrivé de façon satisfaisante (on a toujours tendance à en faire trop, des lignes). Et puis, fin 2015, le livre arrive, hâte de lire ce qu’elle a retenu de ce paysage, content d’y retrouver les dessins (et un protagoniste peintre Dessiner, se dit-il, est nécessaire pour affiner le voir) aussi. Livre touffu, un peu comme une végétation luxuriante. Et la géographie : vues aériennes / espace vécu – espace sensible / discontinuités / île / regarder – dessiner / centre-périphérie (sous l’angle du bruit décroissant).

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Dominique ANÉ et l’espace vécu

Loin de l’océan, tout juste quelques modestes remous dans la retenue d’eau transformée en plage. A l’opposée du pays, du côté de Dijon, avec vue sur quelques vallons caniculaires, on prend le frais dans les églises et les musées. Et je lis derrières les volets tirés cet océan.

 

Je suis né dans la plaine, j’y ai passé de longues années. Quand j’en suis parti, j’aspirais aux reliefs et à la profusion des roches, des végétaux. Puis j’ai vécu au bord de l’océan et me suis rendu compte que j’aimais l’horizontalité, dès lors qu’elle était perturbée par le mouvement des vagues.

Paysage à la fois mouvant et stable, aux emportements comme régulés par la ligne d’horizon. Face à lui, je me sentais arrimé, éprouvant la consistance du sol, et mon propre attachement à celui-ci.

J’évitais de longer les plages à marée basse, qui atténuaient la séparation entre terre et mer, comme la résolution décevante d’une énigme. Ou quand de fortes pluies brouillaient la ligne d’horizon.

J’ai habité ensuite quelque temps dans une ville à l’intérieur du pays. Les voies d’eau qui la traversaient des décennies plus tôt avaient été détournées, en raison des odeurs pestilentielles des canaux en été. De vieilles photos montraient la ville inondée, avec des gens sur des pontons de fortune. À l’époque, j’étais irritable, comme en proie à un manque.

Aujourd’hui, je vis au bord d’un fleuve. Sur l’autre rive, une grue rouillée, des bâtiments à l’abandon, à demi cachés par des arbres. Cette vue m’obsède. Le fleuve isole la rive opposée, en souligne la fixité, l’inutilité des lieux, et passe, dissuadant d’entreprendre quoi que ce soit.

L’avoir sous les yeux m’arrache à moi-même. Les mouvements qui l’agitent sont étrangers aux miens. Je n’ai rien vécu de décisif face à l’eau, pas de rencontre ni de séparation. Comme si elle m’interdisait de tels débordements. Qu’elle aplanissait l’existence. La réduisant à ce seul besoin : la regarder.

Dominique ANÉ, Regarder l’océan

Portrait de Balzac en géo-graphe (11) : LE VOYAGE DANS L’ŒUVRE DE BALZAC (1)

Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin !

Avant-propos


Ce que l’on retrouve de ses voyages dans ses romans.

Balzac a donc parcouru l’Europe et sa culture. Il en a mis un peu (relativement peu, somme toute) dans ses romans. On retrouve les brumes romantiques de l’Allemagne dans L’Auberge rouge, on croise Dante en exil à Paris dans Les Proscrits, un Jésus Christ contemporain marchant sur l’eau entre l’île de Cadzant (aujourd’hui disparue) et la côte des Flandres dans Jésus Christ en Flandres, on philosophe avec le suédois Swedenborg dans Louis Lambert, on cite Lord Byron ou Goethe dans Modeste Mignon, en Normandie (« Ne m’avez-vous pas dit de Byron et de Goethe qu’ils étaient deux colosses d’égoïsme et de poésie? »), on déguste des glaces italiennes dans Massimilia Doni, on imagine la Norvège à partir du déjà imaginaire Séraphîta, et caetera…, et caetera….

Paris, ville de résidence de l’écrivain, constitue le support d’une très grande partie de ses romans. Après la capitale, ce que l’on retrouve avant tout est la province, régulièrement utilisée, même si c’est longtemps après les voyages qu’il a pu y faire. L’étranger n’est finalement que rarement présent dans l’œuvre de Balzac. Notons que ses grands voyages -à l’inverse de ceux en province- se retrouvent peu dans ses romans.

La Touraine, ou le retour aux sources

Dès ses premiers textes, Balzac avant Balzac, sous divers pseudonymes, il tend déjà à revenir, en littérature, vers sa Touraine natale. Dans l’inédit (à l’époque) Sténie, on retrouve un attachement particulier à ce territoire.

À mesure que j’approchais de ma douce patrie, ton image, ton amitié, mes regrets, mes pensées palissaient devant elle et les souvenirs de mon enfance !… Juge par cet aveu combien je t’aime. Oui, tout disparut lorsque j’aperçus les bords de la Loire et les collines de la Touraine. J’étais tout entier à ma délicieuse sensation et je m’écriais en moi-même : ô champs aimés des Cieux ! tranquille pays, l’Indoustan de la France, où coule un autre Gange, que je te vois avec délices ! oui ton air est plus parfumé que celui que je respirais et ta verdure est plus belle que celle que je foulais naguères ! mon âme est plus en harmonie avec tes sites charmants où règne non pas l’audace, le grandiose, mais la bonté naïve de la nature ; je suis chez moi… C’est sur ton ciel pur que mes premiers regards ont vu fuir des premiers nuages… à cette place… dans cette vallée… Salut Bateliers… Salut, Laboureurs, salut mon doux pays, salut. Barbare tu te moqueras de mes exclamations, en lisant ceci, mais crois que mon âme tout entière y est contenue, et que mon cœur s’est attaché aux froids caractères qui te la présentent. Si tu connaissais la Touraine, cette autre Tempé, tu partagerais mon enthousiasme. Ce pays paraît beau même à ceux qui ont les plus belles patries au dire des hommes, et l’Anglais si patriote abandonne la sienne pour adopter les rives de la loire ; en effet, si de vastes forêts la bordaient de leurs colonnades antiques, ce serait l’Ohio, le Meschacebé, mais combien elle est plus belle avec son sable doré, et ses tableaux pittoresques.

Sténie

Cette Touraine est aussi très présente dans La Comédie humaine. Après Paris, c’est la région la plus utilisée par Balzac comme lieu d’action de ses romans. Certaines histoires sont ancrées dans cette province ; citons Le Lys dans la vallée (Saché), Le Curé de Tours (Tours), L’Illustre Gaudissard (Vouvray), La Grenadière (Saint-Cyr-sur-Loire), Maitre Cornélius (Tours). D’autres y passent plus ou moins longuement (La Femme de trente ans, La Peau de chagrin…). S’il l’utilise autant, c’est sûrement parce que c’est une des régions qu’il connait le mieux et fréquente le plus. Peut-être car tourangeau de naissance. Région préférée de l’écrivain, Il songe à s’y installer, à acheter le château de Moncontour à Vouvray, ou une petite maison (La Grenadière, celle-là même qui l’inspire dans la nouvelle éponyme) à Saint-Cyr-sur-Loire. Finalement il n’en sera rien, mais il attribue à Félix de Vandenesse, dans Le Lys dans la vallée, ces propos –amour pour la Touraine- qu’il aurait probablement pu tenir :

Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine ? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus.

Le Lys dans la vallée

De la réalité au roman : venir en Touraine

 L’un des voyage que Balzac a le plus souvent effectué est donc celui qui le menait à Tours, puis prolongé jusqu’à Saché. Pour se rendre dans ce lieu de villégiature studieuse où il est, dit-il, heureux d’être là comme un moine dans un monastère (lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska, Paris, mars 1833), Balzac met plus de 24 heures, voyage jour et nuit. Ce long trajet, dans des conditions éprouvantes, entre Paris et Tours se fait alors en diligence.

Arrivé en à Tours, il doit encore faire 25 kilomètres pour venir jusqu’à Saché. Balzac essaie de se faire véhiculer par Monsieur de Margonne ou par ses amis :

Monsieur et ami, si vous êtes à Saché comme je n’en doute pas, vu la moisson si précieuse après l’an dernier qui a vu les menaces de la disette, je suis sûr de pouvoir partir dimanche 1er août par le 1er convoi qui arrive je crois à 2 heures. Si vous aviez pour ce dimanche q[ue]lq[ues] visiteurs, vous seriez bien aimable de leur dire de me prendre avec eux, je pourrai dîner à Saché en ayant déjeuné à Paris.

lettre à Jean Margonne, Paris, 25 juillet 1847

S’il n’a pas de véhicule disponible, parfois, par souci d’économies, il fait trajet à pied :

Maintenant, ma bonne mère, je suis arrivé avant-hier soir ici [à Angoulême, chez Zulma Carraud] ; hier je me suis reposé, parce que la route par, cette chaleur m’avait horriblement fatigué, car j’avais fait à pied, à midi, le chemin de Saché à Tours.

lettre à sa mère, Angoulême, 19 juillet 1832

Les modes de transports vont s’améliorer considérablement à la fin des années 1840 avec l’arrivée de la ligne de chemin de fer Paris-Tours. La durée du trajet est alors d’environ 6h. Balzac en profite en 1846 et 1848 pour ses derniers séjours en Touraine.

Petit aparté. De différents lieux, par différents moyens de transports, Balzac converge vers la Touraine. Bateaux à vapeurs et chemins de fers, les voyages sont de plus en plus rapides

Il n’y a que les chemins de fer et les bateaux à vapeur qui permettent de partir de Rome pour être à Saché en si peu de temps.

lettre à Jean de Margonne, 31 mai 1846

La Touraine, région natale, est un espace vécu. La littérature balzacienne est en partie une restitution de l’espace vécu. Vécu mais arrangé. Et les intrigues qui sont situées en Touraine peuvent utiliser des souvenirs d’enfance ou des souvenirs plus proches liés à des séjours à Tours ou à Saché.

Balzac réutilise, recycle, réarrange ses expériences. Ainsi, dans Le Lys dans la vallée (où Félix ressemble par bien des points à notre écrivain), Balzac fait faire ce trajet qu’il connait bien à son personnage. Il le décrit sur quelques lignes.

D’abord la diligence

Je ne vous parlerai point du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. La froideur de ses façons réprima l’essor de mes tendresses. En partant de chaque nouveau relais, je me promettais de parler ; mais un regard, un mot effarouchaient les phrases prudemment méditées pour mon exorde. A Orléans, au moment de se coucher, ma mère me reprocha mon silence. Je me jetai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en pleurant à chaudes larmes, je lui ouvris mon coeur, gros d’affection ; j’essayai de la toucher par l’éloquence d’une plaidoirie affamée d’amour, et dont les accents eussent remué les entrailles d’une marâtre. Ma mère me répondit que je jouais la comédie. Je me plaignis de son abandon, elle m’appela fils dénaturé. J’eus un tel serrement de coeur qu’à Blois je courus sur le pont pour me jeter dans la Loire. Mon suicide fut empêché par la hauteur du parapet.

Puis à pied

Donc, un jeudi matin je sortis de Tours par la barrière Saint-Eloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j’arrivai dans Poncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route de Chinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m’arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionné par personne. Pour un pauvre être écrasé par les différents despotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, le premier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens, apportait à l’âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup de raisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleine d’enchantements. Dans mon enfance, mes promenades ne m’avaient pas conduit à plus d’une lieue hors la ville. Mes courses aux environs de Pont-le-Voy, ni celles que je fis dans Paris, ne m’avaient gâté sur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait, des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respire dans le paysage de Tours avec lequel je m’étais familiarisé. Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j’étais donc exigeant à mon insu, comme ceux qui sans avoir la pratique d’un art en imaginent tout d’abord l’idéal. Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passant par les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l’Indre, et où mène un chemin de traverse que l’on prend à Champy. Ces landes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom de la commune d’où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu’au petit pays d’Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? A cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon coeur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes ! sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, le lys de cette vallée où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre coeur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie.

Le Lys dans la vallée

Roland BARTHES & la lumière du pays

Tiens, trouvé là ce texte, errant ce matin dans un tuyau du réseau. Me rappelle plus comment cette errance. Bref. Beau texte de Barthes où le pays, le paysage, l’espace vécu & perçu, l’enfance comme pays. Riche riche texte.

Le village, en France, n’est-il pas toujours un espace contradictoire ? Restreint, centré, il s’en va pourtant très loin ; le mien, très classique, n’a qu’une place, une église, une boulangerie, une pharmacie et deux épiceries (je devrais dire, aujourd’hui, deux self-services) ; mais il a aussi, sorte de caprice qui déjoue les lois apparentes de la géographie humaine, deux coiffeurs et deux médecins. La France, pays de la mesure ? Disons plutôt — et cela à tous les échelons de la vie nationale — pays des proportions complexes.

[…]

Commence alors la grande lumière du Sud-Ouest, noble et subtile tout à la fois ; jamais grise, jamais basse (même lorsque le soleil ne luit pas), c’est une lumière-espace, définie moins par les couleurs dont elle affecte les choses (comme dans l’autre Midi) que par la qualité éminemment habitable qu’elle donne à la terre.

[…]

on pourrait dire que, contrairement à sa rivale de l’autre rive, c’est encore une vraie route, non une voie fonctionnelle de communication, mais quelque chose comme une expérience complexe, où prennent place en même temps un spectacle continu (l’Adour est un très beau fleuve, méconnu), et le souvenir d’une pratique ancestrale, celle de la marche, de la pénétration lente et comme rythmée du paysage, qui prend dès lors d’autres proportions ; on rejoint ici ce qui a été dit au début, et qui est au fond le pouvoir qu’a ce pays de déjouer l’immobilité figée des cartes postales : ne cherchez pas trop à photographier : pour juger, pour aimer, il faut venir et rester, de façon à pouvoir parcourir toute la moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières.

[…]

J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps, c’est mon enfance, telle que l’histoire l’a faite.

[…]

Car « lire » un pays, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps. Je crois que c’est à ce vestibule du savoir et de l’analyse qu’est assigné l’écrivain : plus conscient que compétent, conscient des interstices mêmes de la compétence. C’est pourquoi l’enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n’est Pays que de l’enfance.

Roland BARTHES, La lumière du Sud-Ouest

Georges PEREC & l’espace vécu

Au début de la lecture, Les Choses, aussi agréable et intéressante soit-elle, je ne pensais pas trouver matière à géographie. C’était donc oublier que la géographie est partout. Au fil des pages, c’est l’idée d’espace vécu qui se fait de plus en plus présente. On sort de l’appart, on aborde le quartier, l’espace du quotidien, on fuit le quotidien pour un autre quotidien.

L’espace de l’appartement, résonance d’Espèce d’espace.

il leur fallut longtemps pour s’apercevoir que les fonctions les plus banales de la vie de tous les jours  – dormir, manger, lire, bavarder, se laver  – exigeaient chacune un espace spécifique,

L’espace en spirale centrifuge.

Ils laissaient derrière eux le Treizième tout proche, dont ils ne connaissaient guère que l’avenue des Gobelins, à cause de ses quatre cinémas, évitaient la sinistre rue Cuvier, qui ne les eût conduits qu’aux abords plus sinistres encore de la gare d’Austerlitz, et empruntaient, presque invariablement, la rue Monge, puis la rue des Ecoles, gagnaient Saint-Michel, Saint-Germain, et, de là, selon les jours ou les saisons, le Palais-Royal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin, la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg.

Oublier Paris, voir la campagne du haut d’un château d’eau.

Du sommet du château d’eau, ils voyaient la ferme tout entière, enserrant sur ses quatre côtés la grande cour pavée, avec ses deux portails en ogive, la basse-cour, la porcherie, le potager, le verger, la route bordée de platanes qui menait à la Nationale et, tout autour, à l’infini, les grandes stries jaunes des champs de blé, les futaies, les taillis, les pacages, les traces noires, rectilignes, des routes, sur lesquelles, parfois, filait le scintillement d’une voiture, et la ligne sinueuse des peupliers longeant une rivière encaissée, presque invisible, se perdant à l’horizon vers des collines brumeuses.

Entrer dans la carte.

ils voyaient, en face d’eux, à côté d’un râtelier d’armes où s’étageaient les crosses patinées et les canons brillants de graisse de cinq fusils de chasse, le puzzle bariolé du cadastre, au centre duquel ils reconnaissaient, presque sans surprise, le quadrilatère presque achevé de la ferme, le liséré gris de la petite route, les petits points en quinconce des platanes, les traits plus marqués des nationales. Et plus tard encore, ils étaient eux-mêmes sur cette petite route grise bordée de platanes. Ils étaient ce petit point scintillant sur la longue route noire. Ils étaient un petit îlot de pauvreté sur la grande mer d’abondance. Ils regardaient autour d’eux les grands champs jaunes avec les petites taches rouges des coquelicots. Ils se sentaient écrasés.

Espace vécu, en Tunisie.

On faisait le tour de la ville européenne en un petit peu plus d’un quart d’heure. De l’immeuble qu’ils habitaient, le Collège technique était à trois minutes, le marché à deux, le restaurant où ils prenaient tous leurs repas à cinq, le Café de la Régence à six, de même que la banque, que la bibliothèque municipale, que six des sept cinémas de la ville. La poste et la gare, et la station des voitures de louage pour Tunis ou Gabès étaient à moins de dix minutes et constituaient les limites extrêmes de ce qu’il était suffisant de connaître pour vivre à Sfax.

Mais espace superficiellement vécu.

mais parce qu’ils n’étaient justement que des promeneurs, ils y restèrent toujours étrangers.

Mais espace qu’ils refusaient de transformer en vécu.

un monde qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne cherchaient pas à comprendre, car jamais, dans leur vie passée, ils ne s’étaient préparés à devoir un jour s’adapter, se transformer, se modeler sur un paysage, un climat, un mode de vie […].

Georges PEREC, Les Choses

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