Pendant les vacances en Normandie, vers Etretat, lu l’écrivaine locale (elle est en bonne place sur la table écrivains normands, avec Gide, Maupassant et alii à la librairie de Fécamp). Croisé même un peu de sa géographie (Lillebonne, Yvetot…). Ici, elle nous fait entrer dans un supermarché, espace vécu et approprié (S’approprier un lieu, c’est ne plus ressentir sa dimension), par la fréquentation, et formalisation par les mots. Une petite explication de ce qui fait lieu a partir d’une structure géométrique, de ceux qui le fréquente, de ce qu’il dévoile de nous (Pas d’espace fermé où chacun, des dizaines de fois par an, se trouve mis davantage en présence de ses semblables). Par là, donner un valeur littéraire à ce lieu.
Pour qui n’en a pas l’habitude, c’est un endroit désorientant, non pas à la façon d’un labyrinthe, comme Venise, mais en raison de la structure géométrique du lieu où se juxtaposent, de chaque côté d’allées à angles droits, des boutiques faciles à confondre.
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Or, quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents : par l’âge, les revenus, la culture, l’origine géographique et ethnique, le look. Pas d’espace fermé où chacun, des dizaines de fois par an, se trouve mis davantage en présence de ses semblables, où chacun a l’occasion d’avoir un aperçu sur la façon d’être et de vivre des autres.
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la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là.
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Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire.
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Si bien que je définirais volontiers cet espace – appelé d’ailleurs Grand Centre – comme une addition, voire un emboîtement, de concentrations massives, qui ensemble créent une animation considérable durant la journée et un désert le soir.
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On peut s’isoler et mener une conversation dans un hypermarché aussi sereinement que dans un jardin.
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Exposant, comme nulle part autant, notre façon de vivre et notre compte en banque. Nos habitudes alimentaires, nos intérêts les plus intimes. Même notre structure familiale. Les marchandises qu’on pose sur le tapis disent si l’on vit seul, en couple, avec bébé, jeunes enfants, animaux.
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Ce qui n’a pas de valeur dans la vie n’en a pas pour la littérature.
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« C’est grand comme magasin ! »
Sa remarque me surprend. S’approprier un lieu, c’est ne plus ressentir sa dimension. L’habitude a effacé en moi la réalité de la surface – plusieurs milliers de m2 – d’Auchan. Réalité enregistrée cependant par mon corps puisque je préfère renoncer à un article que j’ai oublié à l’autre bout plutôt que de revenir sur mes pas.
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J’ai arrêté mon journal.
Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence.
Annie ERNAUX, Regarde les lumières mon amour