Il y a un moment, je me suis baladé dans le Canada de Mahigan Lepage, dans ses Coulées, dans son autogéographie humaine et physique. J’y repère de larges extraits évoquant le passage de la ville à ses alentours, le desserrement ou resserrement du tissu urbain, la discontinuité causée par le fleuve. Je suis particulièrement sensible -moi qui abhorre les villages-rue et aime à chercher un centre qui s’élargit autour d’une place- à l’idée d’être enveloppé par le village : La rectitude du village empêchait que l’on s’y sentir nulle part au centre, nulle part enveloppé. Je voulais lui demander depuis un moment ces extraits, à Mahigan, flemme de recopier, et voilà que je découvre la saisie vocale sur le téléphone moderne, alors, face au plis du terrain chinonais je déclame le texte et le téléphone prend note.

…se défaire la ville…

Ce trajet je le connaissais par cœur. Dès les premiers kilomètres, j’étais assailli d’ennui et de solitude. Je regardais se défaire ce qui restait de ville. Les derniers massifs de ciment et de tôle s’effondrait derrière nous, comme on passait devant le quai de Rimouski, avancée de béton dans le fleuve blanc et gelé – on y reviendrait un jour, on serait autres alors, sans doute, et le fleuve aurait dégelé et bleui.

La ville disparaissait, le vide nous gagnait. On se sentait minuscule sous le grand ciel maritime et venteux, transporté dans le ventre froid de l’autocar.


…fracture…

La séparation de mes parents allait opérer arrêt aiguillage des chemins. […]
Le territoire s’était renversé sur son axe cardinal ; il y avait eu fracture. Deux mondes s’étaient constitués et maintenant s’affrontaient. Et c’est le nouveau monde, le monde de l’Ouest, le monde de la séparation qui allait l’emporter, m’emporter. Reste qu’en moi le vieux monde n’allait pas mourir aussi vite ; il subsisterait longtemps, toujours peut-être, terriblement douloureux.


…village rue…

Au-dessus la montagne était rase. Un panneau de bois annonçait : L’ASCENSION BIENVENUE. On savait l’envers parfaitement symétrique : L’ASCENSION AU REVOIR. […]
Il n’y avait dans ce village qu’une rue, une seule : la Principale, qui allait se perdre, d’un côté et de l’autre, aux confins du plateau, où elle changeait de nom et s’appeler rang de l’Eglise Nord ou Sud. Le village n’était que se resserrement de maisons et de bâtiments le long d’une voie d’abord fonctionnelle, servant à relier, du côté nord, les aires de coupes, et du côté sud, les terres agricoles du plateau. La rectitude du village empêchait que l’on s’y sentir nulle part au centre, nulle part enveloppé.


…zone tampon…

L’Outaouais que je connaissais se divisait en deux parties, l’une à l’est et l’autre à l’ouest, séparées par une frontière invisible qui grimpait depuis la rivière, quelque part entre Plaisance et Thurso, et traversait, une dizaine de kilomètres plus au nord, les terres de mon père, lesquelles chevauchaient donc les deux territoires. Cette configuration de la région mettrait du temps à nous apparaître clairement à mon père et à moi. C’est pourquoi les premières années, on m’enverrait à l’école, tout à fait innocemment, dans la partie ouest du territoire, à Thurso.
Le côté ouest et est le pays des usines, des papetières jalonnant et polluant la rivière des Outaouais, autour de desquelles s’était formée des villages et des villes de taille modeste, qui cependant grossissaient et fusionnaient à mesure que l’on s’approchait des grandes agglomérations de Gatineau et Hull, qui recouvrait l’extrême occidental du territoire, juste en face de la capitale canadienne, Ottawa. A cet endroit, les toponymes tendaient à s’angliciser : Thurso, Buckingham, Aylmer… C’était une sorte de zone tampon, proprement frontalière, où la dureté des usines et l’étrangeté des noms rendaient comme plus visible, presque palpable, les tensions et les chocs qui parcouraient l’ensemble du territoire en cette région d’Amérique.


…ville…

Les premiers bâtisseurs de Rimouski avaient d’abord, comme en tant d’endroits, colonisé la zone littorale, puis leur successeurs avaient hissés la ville vers les terres, comme une large étoffe retroussée sur le relief intumescent, et qui semblait menacer de glisser dans le fleuve. La baie devant Rimouski été très émoussé : elle découvrait des eaux libres et vastes, barrées seulement par le très mince de l’île Saint-Barnabé, qui s’étirait à bonne distance des rives. La Basse-Ville avait été abondamment bétonnée. On y avait coulé un bloc massif et fermé qui servait de centre commercial, appelé Grand-Place. Sur un remblai entre le fleuve et la ville, on avait canalisé le trafic lourd de la route 132, en un boulevard – le même où, enfant, je tirai l’orgueil de voir inscrire mon patronyme – appelé René Lepage. Un palier au dessus, d’un côté et de l’autre de la voie ferrée qui balafrait la ville, on avait élevé d’autres constructions massives, hôpital, collège, université et tours à logement. Plus à l’est se déployait le quartier des industriels, où se dressait de grands pans de tôle ou de vinyle ondulé, ainsi que des centres commerciaux larges et plats, perdu au milieu de l’étendue des parkings. À l’ouest la rivière Rimouski interrompait localement la progression de la ville ; un parc appelé Beauséjour, se moulait à ses méandres ; puis de l’autre côté des ponts ferroviaire et routier, la ville reprenait, s’allongeait en S le long du boulevard redevenu route.

Mahigan LEPAGE, Coulées

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