Je me souviens (on ne peut plus écrire ces 3 mots ensemble, dans cet ordre, on se dit « ça y est tout le monde va penser à Perec, c’est fait, refait & surfait », mais bon, ce sont les mots adéquats) lors de mes études de géographie, les professeurs nous encourageaient à nous perdre, pour essayer de retrouver l’orientation ; ils nous parlaient des médinas propices à la perte de repères occidentaux. Je me souviens, encore plus loin, lors de mes études d’architecture, du chargé de TD au bull-terrier (celui qui bouffait les stylos tombés à terre) qui nous avait faire un travail sur notre quartier, un quartier-espace comme on le percevait ; mon premier travail de géographe, avant de la connaître vraiment la géographie. Voilà ce que me tire cet extrait d’Environs et mesures, où que beaucoup détestent la géographie, mais que tout le monde, inévitablement, en fait.
Géographie étrangement familière (approximation)
Se perdre, se retrouver, se perdre (etc.) : la géographie est familière, étrangement familière – elle l’est même vaguement : méconnaître les frontières a longtemps été le propre de l’homme, naviguer au jugé, se fier aux étoiles selon ce qu’on en sait, avancer dans le brouillard et situer grosso modo Moscou quelque part là-bas, à main droite, vers le pôle Nord (il y neige sur des bonnets d’astrakan). De mauvaises réputations faites au sujet de peuples ignorants incapables de dire par où passent exactement les lignes des tropiques pourraient être généralisées : l’approximation est notre façon d’occuper géographiquement ce monde, même si de temps à autre, par-ci par-là, occasionnellement, la précision devient un jeu ou une aristocratie d’arpenteur, ou une question de stratégie. Le vague relève de la familiarité : ne pas trop savoir où on est c’est parfois se sentir chez soi (supposons), tandis que l’étranger venu de l’autre bout du monde a tout intérêt à savoir avec exactitude où finissent et où commencent les terres.
Une géographie étrangement familière : s’y retrouver familièrement, reconnaître ici ou là des visages, se rassurer de leur présence et s’en servir comme des jalons de son propre territoire, un territoire qui passera pourtant progressivement de chez soi à l’étranger, mais en douceur et sans rupture, en s’avançant dans la pénombre. L’habitant prendrait toute détermination pour une manie de touriste, ou d’urbaniste doté de bien mauvaises intentions : la rue d’à côté est la rue d’à côté, la rue d’en face, la rue d’en face, leurs noms exacts sont affaire de malle-poste, d’avis d’imposition et des querelles de cadastres qu’on déplie sur place pour départager les héritiers. Chez soi et son quartier est ce lieu où l’on règne sans avoir toujours à connaître les latitudes et les longitudes : on y règne approximativement, nonchalamment, avec l’assurance peut-être naïve de n’avoir de compte à rendre à personne. L’exploration du monde par le sédentaire se fait au moyen d’une imagination plus ou moins habile, de ses innombrables et prodigues préjugés, de connaissances tronquées, mal rapportées, mêlées à d’autres, battues comme des cartes ou comme des œufs (au mieux, au pire) : la Chine n’est pas un non-lieu, elle demeure la Chine même sous son déguisement de Chine de légende et de guide de voyage; et les Antipodes composent avec ce qu’ils sont réellement et ce que l’on invente en leur hommage, pour en être digne.
Pierre SENGES, Environs et mesures