Comme chaque début de mois, désormais, ça vase ici et là. De chôra (virtuelle) en khôra (virtuelle, aussi) Anthony (P.) est là. Et moi là-bas, sur son Futiles et graves.
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Notes à propos de l’épaisseur du nord
« Or, cet « infini » est matière. »
Éric Dardel, L’Homme et la terre, p.9
Le nord est une notion abstraite, issue d’une compréhension de l’espace comme étendue homogène, mesurable et quantifiable. Le nord n’en implique pas moins concrètement les lieux dans leur matérialité, leur singularité et leurs contingences.
Chaque lieu du monde a un nord, alors le nord est partout.
On peut dire qu’il est un lieu, nommé pôle, où convergent tous les trajets en direction du nord, et donc qu’un lieu dispose d’une place supérieurement nordique dans le dispositif septentrional. Ce lieu, pôle, ne tire pas ce statut singulier d’une irrégularité qui lui serait propre, mais d’une compréhension quantitative de l’espace supposé homogène.
Ainsi, le nord n’a pas de lieu.
J’imagine un lieu, région ou continent délimité, qui contiendrait le nord, qu’on appellerait Nord, et qui serait septentrional par nature. Qualitativement septentrional. Il serait une abstraction faite matière, faite lieu, faite distance et étendue. Une abstraction physiquement arpentable.
Quand une abstraction s’épaissit, elle trouve quelque concrétude.
Le Nord serait la présence physique d’une abstraction – et non pas la présence physique d’une de ses représentations, allégories ou métaphores. La présence physique elle-même de l’abstraction. Une abstraction pourvue d’un corps, d’un érotisme. Une abstraction faite pays, territoire, et paysage.
Pour définir le lieu, Platon doit cantonner son dualisme ontologique entre monde des Idées et monde sensible. Dans le Timée : « il faut nécessairement que tout ce qui est soit quelque part dans un lieu déterminé, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre ni en quelque lieu sous le ciel n’est rien ». Mais le lieu, que Platon nomme khôra, est d’une « troisième espèce », qui n’est ni du monde des Idées ni du monde sensible – pas une Idée, mais immatériel bien qu’en contact permanent avec le monde sensible, la khôra est ce qui permet aux éléments du monde sensible de se trouver quelque part.
Le Nord serait vaste, ses paysages seraient ouverts, le Nord serait froid, il n’aurait pas de fin.
Un infini circonscrit et délimité. Un infini solide, liquide et aérien, agencé en une morphologie à lui propre. Un infini résistant.
Parmi les lieux qui ont physiquement place dans notre monde, on regardera les océans que sont la Sibérie et le Canada pour se faire une idée des paysages du Nord, de leur nudité et de l’illimité qui les engage – où la finitude de la matière consent à donner des limites à l’étendue, mais en ayant convaincu de ses capacités à l’illimité, en ayant livré une forme géographique et sensible du sans fin réel.
La khôra est lieu, est matrice et réceptacle du monde. Sans khôra, le monde n’est nulle part, n’existe pas. Il n’a pas lieu.
Le Nord serait un lieu sans fin où l’on pourrait aller, dont on pourrait être séparé. En tout lieu du Nord, et en toute direction, on irait vers le nord. Hors du Nord, il serait impossible de se diriger vers le nord, quand bien même on s’approcherait du Nord.
Le Nord est physiquement constitué de substance-puissance et de matière-mouvement, tout simultanément y contient le nord et tend vers le nord.
« La troisième espèce, celle du lieu, n’est elle-même perceptible que par un raisonnement bâtard, où n’entre pas la sensation ; c’est à peine s’il on y peut croire. Nous l’entrevoyons comme dans un songe. A cause de cet état de rêve, nous sommes incapable à l’état de veille de faire toutes ces distinctions. » Platon, Timée.
Faite territoire, une abstraction laisse ouvert le lieu pur. Ainsi est le vertige émotif du Nord.
Lorsque les territoires ignorés paraissent, et que l’on pensait entièrement connu le monde fini, c’est comme si une surface déjà tendue s’ouvrait davantage sans déchirure, c’est comme déplier une feuille que l’on avait cru lisse et dont on ignorait que tout en elle participait de replis.
Les lieux excèdent sans mesure l’espace. Ainsi la terre est bien plus vaste que la superficie mesurable de sa sphère, et elle peut donner place aux lieux, au Nord.
Anthony Poiraudeau
Anthony Poiraudeau tient le blog Futiles et graves. Il est aussi à l’origine du site collectif Le convoi des glossolales.
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7 mai 2010 at 8:49
Ce que j’aime avec vous, Anthony, c’est que chacun n’est pas à sa place.
7 mai 2010 at 9:05
quel plaisir de vous suivre, et de se croire intelligente (je suis très buttée c matin, vous m’avez ouverte je crois)
7 mai 2010 at 10:44
Ah j’ai l’impression de lire un texte du même recueil que le fantastique texte sur le Kansas le mois dernier. Les géographies réelles dans ce qu’elles comportent en fait de virtuel ou d’imaginaire, de fantasmé et d’idéalisé voir de repoussoir, me fascinent. Mais sous ta plume, c’est jouissif. J’espère qu’un réel recueil s’élabore sur cette idée.
7 mai 2010 at 9:39
on en perdrait son Sud, à lire des choses si vertigineusement orientées. Très beau texte, merci
8 mai 2010 at 2:33
Merci à vous quatre pour ces commentaires, je suis heureux que ce texte plaise, d’autant plus particulièrement à des personnes dont je sais la valeur de l’écriture et de la lecture.
Florence : c’est décidément une très bonne idée, un recueil de textes d’imaginaires géographiques, un atlas de rêves d’espace.
9 mai 2010 at 8:19
Comme le dit Anthony chez lui, d’une autre façon ici, mille mercis à lui pour ce bel échange, finalement, logiquement, positivistement inspiré, initié du commun Génie du lieu.